jeudi 23 juin 2016

Topologie policière

En tant que Terrien accoutumé à vivre dans un monde dont la topologie a certaines règles, j'ai appris dès mon plus jeune âge à considérer qu'un ensemble dispose d'un intérieur et d'un extérieur. N'étant ni autiste ni schizophrène, j'ai une assez bonne perception de moi en tant qu'ensemble, ce qui me permet notamment de distinguer ce qui est intérieur à moi de ce qui est extérieur à moi, et par exemple de ne pas confondre le Centre Pompidou avec mon intestin.  

Aujourd'hui de fringants représentants de l'ordre m'ont amené à remettre en cause cette vision du monde, tels des physiciens théoriques repoussant les bornes de la perception humaine. 

Pour me rendre à la manifestation parisienne contre la loi travail et participer à la promenade en rond autour du Bassin de l'Arsenal, il m'a fallu traverser trois barrages de ces admirables chevaliers en armure, prêts à défendre la civilisation contre les hordes barbares, tels Charles Martel arrêtant les Arabes à Poitiers ou le Comte Eudes les Normands aux portes de Paris. 

Au premier barrage donc, l'on m'entraîne à part, après avoir pris ma carte d'identité. Motif : un casque d'équitation (veillez bien à ne pas dire "bombe"!) que je portais à la main. J'explique qu'ayant été fâcheusement impressionné par des crânes ensanglantés lors d'une précédente manifestation, je souhaite me protéger contre les projectiles (me gardant bien de mentionner l'angoisse virginale que suscitent en moi les tonfas dopés au viagra que les chevaliers des temps modernes portent à la ceinture). 

Lors donc, les chevaliers m'expliquent qu'un arrêté préfectoral interdit le port d'un casque ou de lunettes de protection. Me voilà donc avec une dizaine de clampins, en plein cagnard, attendant que l'on décide de mon destin. Mes compagnons d'infortune étaient eux aussi munis de casques, lunettes... ou d'un ensemble de deux pancartes tenues par des ficelles (type homme-sandwich). 

Une demi-heure plus tard, nous serons relâchés dans la nature, les objets du délit ayant été dûment confisqués, notamment la ficelle reliant les deux pancartes... Je ne m'attarderai pas sur ce phénomène mystérieux et paranormal, car j'ai beau me triturer les méninges, je ne comprends pas la raison d'avoir ainsi désolidarisé deux pancartes, avant de les restituer à son propriétaire... Mais baste! Revenons à la véritable révélation de cette grandiose après-midi.

Accoutumé à réduire au maximum mes échanges verbaux avec notre glorieuse police, car je sais que ces intrépides défenseurs de la loi et de la justice ont mieux à faire que discuter avec moi, tant est lourde leur responsabilité de nous protéger contre la barbarie, je me tiens coi, attendant paisiblement l'insolation sans bouger. 

L'un de mes voisins de plage engage néanmoins la conversation, s'interrogeant sur la pertinence d'interdire ainsi le port d'un outil de protection. Très vite, la discussion s'anime, jusqu'à ce que le preux chevalier s'indigne de l'inconséquence de son interlocuteur : 

-Il n'y a pas eu assez de blessés comme ça, Monsieur!?

Puis, lorsque l'inconscient lui fait remarquer que sa matraque est plus susceptible de causer des blessures qu'une paire de lunettes de protection :

-La matraque ce n'est pas pour vous taper dessus, Monsieur! C'est pour votre protection!

J'ai failli faire remarquer que c'était précisément pour éviter les blessures que le port d'un casque me paraissait indiqué, afin justement de leur faciliter cette noble mission de protection qui leur incombe. 

Mais je comprends à présent que j'avais tout faux : la matraque me protège, et le casque me met en danger! 

Moi qui croyais que je constituais un ensemble clos, avec un intérieur de mon crâne, qu'un casque pouvait protéger, je comprends que mon intérieur n'est protégé que par la matraque que tient le preux croisé, qui n'appartient point à l'extérieur de mon être mais apparemment à l'intérieur, puisque la matraque entre ses mains est le plus sûr gage que je n'aurai pas le crâne fendu! 

De même le casque ne peut qu'engendrer des blessures au lieu de les empêcher, puisqu'en protégeant ce que je pensais être mon intérieur, il est en fait déjà en lui-même une blessure, un corps étranger entre moi et moi!

Tout est clair à présent : lors de la prochaine manifestation, je viendrai tout nu, et veillerai à donner des matraques flambant neuves à mes protecteurs! Enfin, je me sentirai en parfaite sécurité!



1 commentaire:

  1. Super ! Ce texte m'a bien fait rire ; j'adore cet humour plus pertinent et efficace que n'importe quel exposé du problème…

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