jeudi 1 mars 2012

En finir avec la spiritualité


(Exceptionnellement je consacre un message à un texte non-littéraire)

Le refrain des complaintes sur le caractère prétendûment matérialiste de notre société au détriment de sa spiritualité est particulièrement agaçant dans la mesure où il cache deux erreurs.

La première est très simple : on confond matérialisme et consumérisme. Le matérialisme est un courant philosophique affirmant grossièrement que tout provient de la matière, et s'oppose au courant idéaliste qui affirme à l'inverse que la pensée mène le monde. Le matérialisme est seulement le refus d'affirmer la prééxistence d'une pensée à la matière. Contrairement à ce qu'affirme la Génèse, l'Existence précède le Verbe pour un matérialiste. Pourtant ce qu'on désigne couramment de "matérialisme" est en réalité un comportement tout simplement consumériste.

L'ironie particulière de cette erreur de terminologie est qu'en réalité le consumérisme ne relève absolument pas d'une école de pensée matérialiste. Au contraire le consumérisme, bien loin de s'opposer aux valeurs spirituelles, affirme leur prédominance, et finalement se rattache plus au courant idéaliste de ce point de vue.

La plupart des arguments de vente utilisés par la publicité ne reposent pas sur une présentation des qualités objectives et matérielles du produit, mais sur l'évocation d'une image spirituellement satisfaisante et confortable: de la petite famille idyllique à la blonde à forte poitrine. Les comportements des consommateurs sont essentiellement guidés par le souci d'une satisfaction spirituelle et non matérielle : être à la mode, avoir les mêmes gadgets que ses amis, ressembler à untel...


Il ne s'agit pas ici du virtuel, mais bien du spirituel, d'une sorte de métaphysique quotidienne à l'usage de nos esprits si peu pragmatiques.

Le terme virtuel désigne à l'origine quelque chose qui est en puissance, c'est-à-dire encore du domaine de l'intangible mais pouvant conduire à une réalisation tangible. Une maquette par exemple annonce virtuellement l'arrivée de l'objet fini. Aujourd'hui on parle de réseaux sociaux virtuels pour désigner les divers remèdes à l'oppressante solitude de notre civilisation urbaine que sont les outils de vitrine personnelle que procure internet. Mais ces réseaux n'ont rien de virtuel dans la mesure où ils n'annoncent pas nécessairement une réalisation tangible. Ils sont au contraire la plupart du temps purement spirituels, ou purement cérébraux si le terme offense moins.

La satisfaction spirituelle (ou cérébrale) que confère le sentiment d'appartenance résultant de l'adoption de symboles sociaux comme les vêtements ou accessoires à la mode, prendra le pas sur la recherche d'avantages matériels concrets et indéniables. Cette forme de spiritualité orientée vers un confort intellectuel rassurant est tout droit héritée de notre tradition religieuse. Car s'il est une chose que l'homme recherche plus intensément que le plaisir ou le bonheur c'est le confort intellectuel. Nous sommes finalement des êtres profondément cérébraux, et bien peu animaux.

C'est ce qui nous amène à la seconde erreur : bien loin de souffrir d'un manque de spiritualité au profit d'un froid pragmatisme égoïste, nous souffrons d'un excès de spiritualité. Les grandes traditions religieuses affirment toutes la nécessité d'un renoncement au confort matériel au profit d'une élévation spirituelle, et enseignent tous que le monde ira mieux si chacun s'efforce de suivre la Voie de la Vertu. C'est ce que le Taoïsme exprime de manière à la fois fort candide et directe en affirmant que l'homme qui suit le Tao sera magiquement à l'abri de tous les maux : même les fauves ne le dévoreront pas, ce qu'on retrouve dans le mythe biblique de Daniel dans la fosse aux lions.

Le salut du monde passerait donc par un effort strictement individuel vers la vertu de chacun, et non sur une réflexion sociale. La théologie universelle qui se dégage comme un dénominateur commun des différentes traditions religieuses actuelles dominantes (judaïsme, chistianisme, islam, bouddhisme, hindouisme) refuse de considérer que la société engendre ses propres maux, et soit qualitativement différente de la somme des individus qui la composent.

Il est d'ailleurs cocasse de voir la même ineptie derrière le discours lénifiant des mouvements écologistes actuels : le monde va mal parce que nous ne nous sacrifions pas assez. On nous demande d'agir individuellement pour protéger l'environnement, alors que la solution est essentiellement collective et sociale. Le protocole de Kyôtô par exemple relève de ce genre de crétinisme: on exige des pays riches qu'ils réduisent leurs émissions de dioxyde de carbone, ce que nombre d'entre eux ont fait en délocalisant tout simplement leurs activités émettrices dans les pays en voie de développement. La pollution étant par essence globale, ce genre de mesure est tout simplement inutile. Les opinions publiques des pays riches ont eu la sensation de se racheter un peu de leurs péchés par ce traité, aussi ont-elles meilleure conscience. Le protocole de Kyôtô est la pénitence du monde occidental. L'écologie n'est pas seulement envisagée sous cet angle spiritualiste au niveau individuel: on retrouve ce genre d'ineptie au plus haut niveau politique.

La spiritualité apparaît en fait triomphante dans notre société mondialisée si peu rationnelle et pragmatique, ou plutôt la recherche d'une sorte de satisfaction spirituelle à travers un sacrifice aussi symbolique que celui du bourgeois faisant l'aumône pour se dédouaner de la culpabilité que sa richesse peut susciter en lui, et éviter d'envisager la recherche d'une solution pragmatique et concrète à la pauvreté. Le confort intellectuel qu'apporte l'idée d'une vertu individuelle anihile la réflexion sociale pourtant indispensable au progrès. La spiritualité est finalement un piège pour l'intelligence individuelle dont les conséquences politiques et humaines sont désastreuses.