C'était ici qu'avait commencé la lutte fratricide que la langue sacrée désignait comme la Slahta, soit littéralement le bain de sang, mais que la langue commune appelait pudiquement Guerre d'Albenheim.
Sous les épaisses frondaisons de cette forêt abandonnée aux démons était née la formidable discorde qui avait divisé le peuple tombé sur Terre en lignées rivales, voire ennemies, redoublant ainsi la souffrance du premier bannissement par un second, où les descendants des Sélénites déchus s'étaient dispersés à la surface de cette planète bruyante, voire jusque dans ses tréfonds les plus inaccessibles.
C'était ici même qu'il devait retrouver une amie de longue date, une parfaite inconnue lui inspirant une vague méfiance et une ennemie mortelle.
Étrange conclave où se parleraient à travers quatre mortels des Dieux accoutumés à s'ignorer ou se haïr. Mais être prêtre impliquait parfois d'agir imprudemment, de sortir des sentiers battus en suivant les énigmatiques révélations de la foi. Sa simple présence était un acte spirituel, dont toute la portée lui échappait encore.
Il en ressentit d'autant plus l'importance en voyant se dresser devant lui, au centre d'une vaste clairière, seul endroit dégagé de la Châtaigneraie, l'autel de pierre blanche où la déesse morte Lyl tranchait elle-même la langue des menteurs, lorsqu'on y tenait vehme. À présent brisé en plusieurs morceaux et recouvert de végétation, il en imposait encore, peut-être par les irrégularités qui le recouvraient et qui avaient jadis été des runes soigneusement gravées, narrant les volontés de l'austère et impartiale déesse de la justice.
Car même les Dieux peuvent mourir. Lyl était morte depuis longtemps et de ses cendres était née Lilyom, l'abominable et cruelle contrefaçon démoniaque que vénéraient les Mraka.
De fait, si Ælfweard était venu en ce lieu damné à tout jamais, c'était au sujet d'une autre divinité trépassée.
-Ælfweard Wandlere du Clan Sceadu, Hiérophante du Roi Daïn, dit une voix familière employant la langue commune, sois le bienvenu!
-Que les Dieux du Jour et de la Nuit te protègent, ô Raÿwel, Sœur de la Pleine Lune, répondit Ælfweard à la silhouette vêtue de blanc qui venait à sa rencontre.
C'était par respect pour son amie qu'il avait omis le nom de sa famille et de son clan. Les prêtresses de Nör Vollmond enseignaient qu'il fallait surmonter les appartenances familiales et claniques pour rendre au peuple sélénite son unité, ou à défaut un semblant de coexistence pacifique. Si elles se désignaient elles-mêmes comme Filles de la Pleine Lune, Raÿwel incarnant comme lui la plus haute autorité sacerdotale de son culte, elle avait droit au titre de Sœur.
En revanche, comment s'adresser aux deux autres femmes qui apparurent à ses côtés? Deux Vaurmalben, à en juger par leur peau livide, presque bleutée, et leurs longs cheveux en cascade, blancs comme la neige. Malgré la pénombre qui régnait dans la Châtaigneraie, l'une des deux avaient les yeux mi-clos, plissés comme si la luminosité fragile du lieu étaient encore trop vive pour elle : cela devait être la Mraka, fraîchement arrivée des profondeurs tortueuses du Monde Chtonien, telle un démon sorti des ténèbres, aveuglé par l'éclat du jour.
-Je suis Snegling Ferranalh iz Nazada, dit-elle à son tour, sans rien ajouter.
À voir le diadème arachnéen placé sur son front au-dessus de ses yeux couleur d'émeraude - un trait rare chez les siens - il était inutile en effet d'en dire plus. Ælfweard avait l'étrange privilège de voir côte à côte une prêtresse de Nör Vollmond et une sectataire de Lilyom, l'abomination chtonienne vénérée par les Vaurmalben qui se désignaient eux-mêmes comme Mraka, soit appartenant aux ténèbres dans le parler des démons. Les deux ennemies semblaient tolérer fort bien la présence l'une de l'autre. Quelle époque! songea le prêtre.
Ferranalh ou, en vieux-sélénite, éloignés : ce nom témoignait d'un lignage très ancien, datant sans doute du bannissement des Vaurmalben. Iz Nazada signifiait qu'elle venait de Sto-Lïet-Nazad, la toute première des cités souterraines fondées par les Mraka et de loin la plus puissante de celles-ci.
Les prêtresses de Lilyom n'avaient nulle hiérarchie officielle entre elles, car elles prétendaient priviléger une sorte d'anarchie perpétuelle où les plus fanatiques domineraient sans cesses. Mais une matricienne d'un tel rang avait nécessairement une position dominante au sein de sa caste. À sa manière, elle était bien une contrepartie de Raÿwel et lui.
Il se tourna vers la quatrième personne, qui s'inclina respectueusement : une frêle jeune fille qui, en dépit de son apparence chtonienne, n'avait rien de commun avec Snegling. Bien que Vaurmalbe elle aussi, elle n'avait nulle gêne à garder ses yeux grand ouverts en surface, était aussi réservée que Snegling était arrogante, aussi discrètement vêtue que Snegling était luxueusement accoutrée, aussi souriante que Snegling était hautaine.
-Varghona est la plus jeune prêtresse de Nör Neumond, expliqua doucement Raÿwel. Il a paru à nos consœurs de la Nouvelle Lune qu'elle serait plus la plus indiquée pour discuter de ce qui nous occupe.
-C'est à elle que sont apparus les Sternwanderer, précisa Snegling, d'un ton faussement indifférent.
La Mraka devait considérablement prendre sur elle pour feindre ne fût-ce que cette indifférence hostile à l'égard de sa congénère. La branche démoniaque des Vaurmalben et la branche de la Nouvelle Lune se vouaient une haine tenace, car les premiers considéraient les seconds comme des traîtres et les seconds avaient fui le Monde Chtonien pour les nuits sans Lune.
Seul point commun des quatre participants à ce conclave : tous considéraient ce lieu comme essentiel et sacré, même si chacun avait sa propre histoire à narrer. Ælfweard savait que même Raÿwel et lui ne tomberaient pas d'accord sur les événements qui avaient conduit au Slahta, en dépit de l'amitié qui les liait. Deux Hochalben et deux Vaurmalben pour discuter d'une seule chose :
-J'imagine que les Sternwanderer ont confirmé les visions apparues à la surface des eaux lunaires ou dans le chatoiement des rayons de Lune, commença enfin le prêtre.
-Le Dieu du Temps et des Étoiles est mort, confirma Varghona, en baissant la tête.
Même Snegling l'imita, tant cette nouvelle était inconcevable à une oreille sélénite. Delling, le tout premier dieu de leurs lointains ancêtres, celui-là même qui les abreuva à l'eau de la source Mimir pour leur faire don de jeunesse éternelle, avait été réduit à néant. Ses serviteurs immortels, les Sternwanderer, façonnés pour la magie antique à partir des plus fidèles des Diseurs-de-Lune, erraient désormais sans but.
-Eux qui protégeaient l'ultime éclat du Dieu, expliqua Raÿwel, ils n'existent plus que pour narrer sa fin.
-L'ultime éclat... répéta Ælfweard, dans un murmure. Étrange euphémisme, pour ce qui n'était que l'ultime parcelle d'un daÿmonion très ancien.
Daÿmonion : le simple mot les fit tresaillir, car il inspirait la peur chez la plupart des lettrés ayant étudié la magie, sous quelque forme que ce fût. Un Daÿmonion était ce qui faisait de n'importe quel mortel un démiurge capable de vouer l'univers à sa perte... ou une divinité.
Telle était la magie antique, avant la Sanction d'Épersonaï : incontrôlable, infinie et chaotique comme le brasier dans lequel étaient nés la Matière et le Temps. Par trois fois, elle avait conduit l'univers à sa perte. Rares et universellement haïs étaient ses ultimes praticiens.
-C'est vrai, reprit Raÿwel. Après avoir perdu la foi de son peuple, le Dieu fut réduit à son essence première, celle qui ne dépendait nullement de notre fidélité, ce qu'il avait été aux premiers rayons du Cinquième Soleil : un démiurge.
-De ce reliquat il ne restait presque rien, précisa Varghona. D'après les Sternwanderer, ils ne gardaient plus qu'un lambeau du Daÿmonion.
-Presque rien? ricana Snegling. Ce presque rien a réduit à néant en une fraction de seconde ceux qui ont profané le Manihus!
-Plus précisément leurs contreparties futures, invoquées par le Skukar, insista poliment Varghona. Le Skukar est ce miroir par lequel on peut faire venir un double venu de notre propre avenir. Les profanateurs sont encore vivants.
-Jusqu'à ce temps futur où ils seront appelés, objecta Ælfweard. Savent-ils seulement quand?
-Peut-être, murmura Varghona. Même les Sternwanderer n'ont rien pu me dire à ce sujet. Eux n'ont jamais utilisé le Skukar, évidemment. Ils périront... mais à savoir quand?
-J'aimerais dire que seul Delling le sait, mais... ajouta Snegling, toujours d'un ton amer et sarcastique. Enfin, d'une certaine manière n'est-ce pas mieux ainsi? Ce vestige de la magie antique est enfin réduit à néant.
Les trois autres Sélénites ne purent qu'acquiescer. Mais il était également indéniable que...
-Cela n'en reste pas moins une profanation de l'un de nos Dieux, rappela Raÿwel, d'une voix douce. Un crime qui ne peut rester impuni.
Qu'elle, la plus pacifique, la plus amène d'entre eux le dît si clairement imposa immédiatement le silence aux trois autres. Quelques jours plus tôt, aucun d'entre eux ne savait où se trouvait le Manihus ni même qu'il existât, en tant que tombeau du Dieu. À présent, tout était différent. Dans cette lourde expectative où l'on n'entendait que la rumeur sourde des spectres et démons furtifs qui hantaient la Châtaigneraie, la voix sereine ou impitoyable de Raÿwel reprit :
-Un crime commis de main sélénite.
-Quoi? s'écria le prêtre. Impossible! Qui oserait -
-Un Sonnenalbe.
Ælfweard marqua un temps d'arrêt, avant de reprendre, toujours incrédule :
-Ils ont renoncé à nos Dieux, soit, mais de là à...
-Un Sonnenalbe de la pire espèce, précisa Varghona, un sectataire des Innommables.
-Un Aptem, confirma Snegling.
-Décidément, le Pays Clos de Khôme n'engendre que l'horreur... soupira Ælfweard en se laissant tomber sur un tronc d'arbre couché, convaincu malgré lui.
-Là où le ciel est enchaîné au sol, seules la haine et la folie peuvent s'épanouir, acquiesça Raÿwel.
-Les Sternwanderer frapperont-ils? demanda Snegling à Varghona, se forçant à la regarder.
-Je l'ignore, répondit la tout jeune prêtresse. Il se trouve que deux Mondalben font partie des profanateurs. Eux ont perdu le don de Delling et ont plus que quiconque sans doute le désir de
se venger de l'Aptem.
-Quelle ironie! s'écria Ælfweard, ne sachant s'il devait vraiment s'étonner que deux Mondalben aient participé à telle infamie. Ils ont perdu le don en même temps que le Dieu. Mais crois-tu leur
colère assez forte?
-Pour l'un d'entre eux en tous cas. Il croyait être le Zaltrag, l'élu qui réincarnerait le Daÿmonion et redeviendrait le Dieu Sombre du Temps... et peut-être l'était-il, nous ne le saurons jamais.
-Là se trouve justement le noeud de sa colère, dit Snegling.
-Alors, que décidons-nous? demanda finalement Raÿwel.